l'ombre et la clarté des marges
26.11.2022
Andor est une série se déroulant dans l'univers de la guerre des étoiles. Le dernier épisode de la première saison a été diffusé de mercredi. La réalisation bouscule pas mal de code de cette franchise à la fois sur le fond et sur la forme. Il y a certainement beaucoup à dire sur cette série et je voudrais commencer par les deux passages qui m'ont le plus travaillé.
Ce billet va divulguer quelques intrigues donc ne continuer pas si vous n'avez pas envie de les gâcher. Désolé aussi pour les personnes à qui Star Wars ne parle pas vraiment. Je suppose qu'il y a beaucoup d'effet de contraste. Je ne sais pas trop comment fonctionne cette série sans tout son contexte imaginaire.
La première scène est un dialogue entre Saw Gerrera et Luthen Rael. Alors que ce dernier est un personnage introduit pour cette série. Le premier est déjà bien ancré dans cet univers. On le voit se construire, se développer, mais aussi périr dans les dessins animés et le film Rogue One. C'est un personnage dépeint comme une force de la nature, mais borné, un fanatique, porté par Forest Withaker. Son regard et la solitude qu'il porte n'est pas sans rappeler son rôle dans Ghost Dog. Le dialogue a lieu alors que Luthen cherche de l'aide pour son réseau de résistance en germe.
https://invidious.fdn.fr/watch?v=M9t-2J4kAhA
SG: I am the only one with clarity of purpose.
LR: Well, anarchy is a seductive concept.
Avec ce dialogue, Saw Gerrera est cadré comme un idéaliste avec la vue courte. Un fin tacticien qui a succombé aux simplismes de son anarchie et aveugle à la complexité de situation, au caractère total de la lutte de Luthen Rael.
Personnellement, je l'ai lu et entendu comme une sorte de mise en garde. Je m'anime pour chercher une forme de clarté de la pensée qui se manifesterait par la précision de mes calculs, la lisibilité de mes textes et le partage de mes apprentissages. Je m'essaie à cela plus qu'autre chose. La clarté de l'esprit n'est pas équivalente à une compréhension générale. Au contraire, sa prétention implique une limite, un point à partir duquel la vision, l'image, est floue. Vouloir voir clair signifie accepter les mouvements d'ajustement pour centrer sur l'objet d'attention. Ramener au langage de la guerre et de la stratégie, c'est jouer et prendre en compte le brouillard de guerre, les zones d'incertitude.
La seconde scène nous ramène à Luthen Rael. Il est sans doute le personnage le plus ambigu et ambivalent. Il s'agit d'un monologue qu'il adresse à un de ses espions quand ce dernier lui demande ce qu'il a sacrifié et en éclairant la question des incertitudes qu'il porte.
https://invidious.fdn.fr/watch?v=GQMDmb3mOY8
I burned my life for a sun that I know I will never see.
Comment entendre cela sans être directement renvoyé à l'accumulation de crises contemporaines : crise climatique, crise économique, crise démocratique, crise diplomatique, et crise technologique. Adam Tooze parle à ce propos de polycrise. Nous sommes aujourd'hui beaucoup à être accaparé par une cause ou une autre. Cela pourtant sans être indifférents aux autres combats de nos contemporains, mais sans la force de les embrasser tous. Ce que souligne Luthen Rael est le caractère total de son engagement, la nécessité de basculer dans l'ombre de son adversaire, ainsi que l'impossibilité d'une absolution au-delà de l'espoir d'un avenir meilleur pour une future génération. Cette scène me ramène donc au texte d'Antonio Gramsci, les indifférents.
L’indifférence opère puissamment à travers l’histoire. Elle opère de manière passive mais elle opère. C’est la fatalité ; c’est ce sur quoi on ne peut pas compter ; c’est ce qui bouleverse les programmes, qui renverse les plans les mieux construits ; c’est la matière brute qui se rebelle contre l’intelligence et vient l’étrangler. Ce qui se passe, le mal qui frappe tout le monde, le bien possible qu’un acte héroïque (de valeur universelle) peut engendrer, est moins dû à l’initiative de quelques individus qui travaillent qu’à l’indifférence et à l’absentéisme du plus grand nombre. Ce qui advient, n’advient pas tant parce que quelques-uns veulent que cela advienne, que parce que la masse des hommes abdique sa volonté, laisse faire, laisse s’amasser les nœuds que seule une épée pourra ensuite trancher, laisse promulger les lois que seule une révolte pourra ensuite abroger, laisse arriver au pouvoir les hommes que seule une mutinerie pourra ensuite renverser.
Ces deux moments, la limite de la clarté et l'objectif d'un futur au-delà de soi sont personnellement centraux. Le combat pour une écologie n'aura pas de conséquence immédiate. Il en va de même pour les discours et les pratiques anti-capitalistes. Cela serait se tromper soi-même que de croire que nous verrons les résultats de nos luttes et de nos efforts. Cela serait une erreur que de croire que les combats sont isolés et les différents fronts ne se cumulent pas. L'échelle de la planète, l'inertie sociale et la taille des organisations font que nous sommes de fait dépassés individuellement et collectivement. C'est pour cela qu'il ne faut pas non plus s'isoler dans le myopisme de nos thèmes spécifiques en s'enfermant dans une compétition de purisme.
Il faut bien donc avouer qu'il y a quelque chose de paradoxal à construire cette pensée à partir d'un produit culturel porté par Disney. Cette série ne réveillera sans doute pas les consciences, mais elle occupera désormais, pour moi, un imaginaire absent. L'appel à l'insurrection porté par Maarva, la mère adoptive d'Andor, le personnage principal de la série, repose sur une rhétorique du réveil et donc qu'il n'est jamais trop tôt ou tard pour se réveiller tant qu'on le fait. De la même manière, les mots infusés par Nemyk, une incarnation de l'idéalisme pragmatique, à Andor sur une stratégie de fourmi d'encerclement d'un ennemi central : Remember this. Try.