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faire grève sans manifester

08.03.2023

Confiance : 4/5.

Effort : 4/5. J'ai passé un certain temps sur la rédaction et j'ai fait deux drafts différents.


Depuis fin 2019, je fais grève sans manifester. Le passage en force de la réforme des retraites à coup de 49.3 par Édouard Phillipe en plein début de pandémie m'a convaincu que c'est une forme de mobilisation qui passe complètement au-dessus de la tête des gouvernants.

J'ai manifesté depuis 2002 à l'occasion de la campagne présidentielle et je l'avais déjà bien amer de l'appel au barrage républicain imposé par la présence du Front National au second tour. Après cela, j'ai simplement fait ce que l'on attend d'un étudiant du Quartier latin : Guerre en Irak, traité européen, la farandole de réformes universitaires, etc. L'apogée de tout cela étant sans doute Nuit Debout dont on pourrait aujourd'hui questionner l'héritage et les conséquences.

Peut être que les bonnes choses avancent en parallèle des mauvaises, mais force est de constater que tout l'inverse de mes engagements est devenu une réalité : le changement climatique et les problèmes de pollution ne sont pas une priorité, le système public est entre abandon et destruction, le système universitaire devient un système de professionnalisation plutôt que de connaissance, l'extrême droite est présente sans aucune limite, le travail est toujours plus précarisant, le chômage toujours plus culpabilisant et donc l'âge de la retraite est en train d'être décalé dans le mauvais sens.

C'est donc par préservation de ma santé mentale que j'ai arrêté de croire que battre le pavé allait changer les choses.

Il y a aussi un aspect physique. Manifester une après-midi est fatigant. Avoir la météo contre soi est déprimant. Respirer des gaz lacrymogènes a des effets sur le système respiratoire. C'est d'ailleurs l'occasion de rappeler que ces armes sont interdites dans la convention de Genève. Je pense que j'ai toussé jusqu'à fin 2017 à cause des résidus sur divers manteaux, gilets, écharpes et foulards. N'oublions pas qu'une matraque cela fait mal et que les plus pacifistes reconnaissent qu'il y a une montée de la violence policière quand elle n'est pas ouvertement théorisée comme une stratégie par les forces de l'ordre. cf. les mutilations pendant l'épisode des gilets jaunes. Je suis bien conscient qu'il n'y a pas que le cortège de tête. Mais si c'est juste pour être comptabilisé, il y a d'autres solutions.

C'est donc aussi par souci de mon intégrité physique que je préfère faire autre chose.

Pourtant à chaque mouvement social, la même question : Alors tu es allé manifester ? Non ? Pourquoi tu fais grève alors ?

Généralement, je ne réponds pas vraiment clairement. Je ne suis pas vraiment certain qu'il y ait une vraie attente de réponse. L'intention de ce billet de blog est de rappeler les principes suivants à l'attention des personnes qui seraient susceptibles de culpabiliser à l'idée de ne pas aller manifester :

  1. il n'y a pas de mauvaise raison de faire grève.
  2. il n'y a pas de mauvaise raison d'aller manifester.
  3. il n'y a pas de mauvaise raison de ne pas aller manifester.
  4. il y a des mauvaises raisons de ne pas faire grève.

Voilà, plutôt que de répéter toujours les problèmes et les mêmes réponses, j'aimerais trouver un moyen de conserver une forme de solidarité, la convergence des luttes et l'idée d'un progrès social.

Cela étant dit voilà ce que j'ai en tête quand je fais grève sans pour autant aller manifester.

Le but de la grève est de résister à l'appareil productif. Mon moyen de production est l'usage d'outils informatiques pour produire de la donnée, de l'information et de la connaissance. Ne rien produire implique donc également ne pas participer mentalement à l'effort productif. Ne pas en profiter pour lire quelque chose qui ferait avancer directement ma valeur sur le marché de l'emploi par exemple. Mon cerveau étant ce qu'il est, il faut que je fasse quelque chose d'autre à la place. En premiers lieux, être présent pour ma famille et mes proches, fournir des mots à l'expérience collective avec l'écriture de modestes bafouilles sur ce blog ou simplement me distraire sont des manifestations de mon arrêt de travail. Je pense ainsi que c'est même le genre de moment pour développer une capacité d'oisiveté. C'est un véritable travail sur soi et de soi que de ne plus travailler, temporairement, pour une sous-partie du système d'exploitation capitaliste.

La convivialité des manifestations et de la rue est également une chose qui me manque, sans ironie. Les personnes que j'ai pu rencontrer lors de mobilisations sont aujourd'hui des parties intégrales de mon identité. En cela, je comprends totalement l'intérêt des moments concrets de lutte. J'essaie personnellement d'échapper à une forme de fétichisation et de non-performativité. Le changement n'arrive pas dans l'acte de son annonce.

L'idée principale, je pense, est de profiter de ce temps. C'est une forme de renversement. Habituellement qui profite du temps de repos ou du temps actif : le travail. Mon fils se souviendra peut-être plus de cette matinée à jouer aux Lego ou à discuter de Pokemon que d'une absence parce que je voulais aller marcher à côté des copains et être comptabiliser par Occurrence. Nous sommes aussi déjà allés à des marches quand les conditions logistiques s'y prêtaient et quand c'est une question de soutien direct.

Pour conclure, je ne pense pas qu'il y ait de bonnes ou de mauvaises raisons à aller manifester ou ne pas aller manifester. À partir de là, je pense qu'il est important de se laisser tranquille et de ne pas généraliser les formes de conscience. Personnellement, je pense que j'en suis arrivé là par hasard et par privilège : la chance d'avoir trouvé la confiance en mon esprit de combat et ne pas me leurrer dans ce que je mets dans mon travail et ce qu'il me rend. J'aimerais que cela ne soit plus ni l'un ni l'autre, mais quelque chose de normal. Notamment trouver une force qui dépasse le quotidien et les moments d'intensité parce qui compte c'est aussi de faire avancer les choses et de ne pas baisser les bras le reste du temps.

Et vous ? Qu'est-ce que vous n'avez pas fait aujourd'hui ?