Sur la photographie
Susan Sonntag
Une signification nouvelle a été donnée à l'idée d'information par l'image photographique. La photo est une mince tranche d'espace autant que de temps. Dans un monde où règnent les images photographiques, toute limite (« cadrage ») semble arbitraire. Tout peut être séparé de tout, rendu discontinu : tout ce qu'il faut, c'est cadrer le sujet différemment. (Inversemment, tout peut être rapproché de tout.) La photographie renforce une conception nominaliste de la réalité sociale, qui serait faite de petites unités en nombre apparement infini, de la même façon que le nombre de photos qui pourraient être prises d'un objet quelconque est illimité. Par l'intermédiaire des photographies, le monde se transforme en une suite de particules libres, sans lien entre elles ; et l'histoire, passée et présente, devient un ensemble d'anecdotes et de faits divers. L'appareil photo atomise la réalité, permet de la manipuler et l'opacifie. C'est une conception du monde qui lui dénie l'interdépendance de ses éléments, la continuité, mais qui confère à chacun de ses moment le caractère d'un mystère. N'importe quelle photographie est chargée de sens multiples ; en effet, voir une chose sous la forme d'une photo, c'est se trouver en face d'un objet de fascination potentielle.
p. 36-37