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L'image peut-elle tuer ?

Marie José Mondzain

Il est claire que l'empire visuel auquel nous sommes aujourd'hui soumis se présente à nous de façon violente dans une tension entre la pensée incarnationnelle et des stratégies d'incorporation. Si l'on accepte les quelques réflexions qui précèdent, alors il faut bien admetttre que la violence dans le visible concerne non pas les images de la violence ni la violence propre aux images, mais la violence faite à la pensée et à la parole dans le spectacle des visibilités. Considéré sous cet angle, la question de la censure devient un faux problème, qui fait courir le risque de retomber dans une dictature des passions, où l'on décide qu'il y a de bonnes et de mauvaises images en fonction de leur contenu. Est-ce alors une invitation néo-iconoclaste à se priver de toute image pour échapper aux dictatures ? Ce serait un décret d'abstinence qui porterait atteinte à l'ensemble des opérations imaginaires et, par conséquent, une autre façon d'anéantir toute liberté. La leçon patristique est féconde en ce sens qu'elle propose une construction du regard par la parole afin de donner à chacun la liberté de son discernement. Faut-il en conclure, inversement, que tout ce qui est visible est neutre, et qu'il incombe à chacun de produire ou non plus de sens ? Pas davantage, puisque nous avons établi que le régime de l'image est par nature passionnel et qu'on ne saurait à ce titre qualifier de neutre ce qui nous touche et se doit de nous toucher : Dans le domaine de l'art, on constate qu'au fil des siècles des jugements critiques se constituent, qui discernent et rassemblent ce qu'il est coutumier d'appeler des chefs-d'oeuvre. Cet ensemble disparate d'objets a en commun de faire l'offre d'une liberté, la donation d'un sens qui n'est jamais assigné, jamais le même, toujours fragile. Il y a donc des objets qui résistent à l'érosion nécrosante des appropriations idolâtres. Ces productions font d'autant pus autorité que rien ne les épuise, comme si elles échappaient pour toujours à toute assignation du sens. Elles assument pleinement une sorte d'atopie qui donne à leur mortalité une semblance d'éternité. Elles opèrent comme les incarnations d'une liberté incertaine et sans fin. Elles sont réelles, sans être pour autant identifiables à la matière dans laquelle elles apparaissent, ni au programme qu'elles ont observé, ni aux circonstances de leur commande. Elles sont réelles et pourtant libres de toute réalité. Fictions, semblances, figures inconsistantes d'un enjeu bien réel : donner au désir la jouissance d'un inassouvissement.

Cependant elles peuvent aussi bien être proposées à la consommation passive dans les liens culturels et culturels où la consommation de leurs cadavres embaumés les voue à la gloutonnerie collective. Les images comme toutes les oeuvres peuvent être violentées, privées de leur force. Toutes les formes institutionnelles de l'académisme auront tué plus d'un chef d'oeuvre. Beaucoup de libertés sont massacrées dans les rendez-vous manqués de la scolarité avec les plus grands objets. Ainsi en va-t-il des images. Ne pas avoir initier un regard à sa propre passion de voir, ne pas pouvoir construire une culture du regard, voilà où commence la vraie violence à l'égard de ceux qu'on livre désarmés à la voracité des images de construire la place de celui des premiers de connaître les voies de cette construction. L'image exige une gestion nouvelle et singulière de la parole entre ceux qui croisent leurs regards dans le partage des images.

La question de la violence des images se pose donc autrement que prévu. Plus encore, elle se dédouble : y a-t-il des formes de visibilités qui maintiennent les sujets dans les ténèbres des identifications mortifères alors que d'autres images, qui peuvent être lourdes de contenus tout aussi violents, permettent de construire du sens en évitant toute confusion ? Faut-il distinguer de bonnes et de mauvaises images non plus à partir de leur contenu, puisque l'image du mal peut guérir, mais de la symbolisation qu'elles induisent ? Poser la question ainsi de comprendre pourquoi l'image de la vertu ne rend pas vertueux tout commme celle du crime ne rend pas criminel. Tout producteur d'images qui souhaite obtenir une réponse incontrôlable à une stimulation du désir utilise des images qui maintiennent le spectateur dans une inaptitude symbolique. Telle est la violence du visible aussi longtemps qu'il participe de dispositifs identificatoires et fusionnels. Voilà pourquoi mieux vaux distinguer au coeur du visuel les images des visibilités en fonction des stratégies qui assignent ou non le spectateur une place dont il peut bouger. Hors de tout mouvement, l'image se donne alors à consommer sur un mode communiel. La propagande et la publicité qui s'offrent à la consommation sans écart sont des machines à produire de la violence même lorsqu'elles vendent du bonheur ou de la vertu. La violence du visible n'a d'autre fondement que l'abolition intentionnelle ou non de la pensée et du jugement. Voilà pourquoi, face à l'émotion provoquée par les images, c'est-à-dire face au mouvement qu'elles provoquent, il est impératif d'analyser le régime passionnel qu'elles instaurent et la place qu'elles font à ceux à qui elles s'adressent. La critique de l'image est fondée sur une gestion politique des passions par la communauté. Elle ne devrait jamais être un tribunal d'épuration morale des contenus, qui mettrait fin à tout exercice de la liberté du regard.

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