Crime et ornement
Adolf Loos
Le maître maçon, le maître bâtisseur reçurent un tuteur. Le maître bâtisseur ne savait que bâtir des maisons : dans le style de son temps. Mais celui qui savait bâtir dans un quelconque style du passé, ayant perdu le contact avec son propre temps, lui le déraciné, le distordu, il devint le personnage dominant, lui, l'architecte.
L'artisan ne pouvait pas beaucoup s'occuper de livres. L'architecte tirait tout des livres. Une immense littérature le pourvoyait de tout ce qu'il fallait savoir. On n'imagine pas à quel point cette quantité énorme d'habiles publications a intoxiqué notre culture urbaine, à quele point elle a entravé toute réflexion propre. Que l'architecte ait telleent bien assimilé les formes au point d'être capable de les dessiner de mémoire, ou qu'il ait dû avoir sous les yeux l'oevre de référence pendant son travail de "création artistique", cela ne changeait rien au résultat. L'effet était toujours le même. C'était toujours une horreur. Et cette horreur grandissait à l'infini. Chacun aspirait à voir sa chose éternisée dans de nouvelles publications et un grand nombre de revues d'architecture s'empressaient à satisfaire la vanité des architectes. Et jusqu'à présent, il en est toujours ainsi.
Mais l'architecte refoula aussi l'artisan bâtisseur pour une autre raison. Il apprenait à dessiner, et n'apprenant rien d'autre, il savait dessiner. L'artisan, lui, ne sait pas. Sa main est devenue lourde. Les esquisses des vieux maîtres sont grossières, tout élève dans l'industrie du bâtiment sait mieux faire. Et que dire alors du dessinateur, réputé pour son aisance, l'homme recherché par tous les bureaux d'architectes et grassement payé !
Avec l'architecte, l'art de bâtir a été rabaissé au rand d'art graphique. Ce n'est pas le meilleur bâtisseur qui remporte le plus grand nombre de contrats, mais celui dont les travaux font le meilleur effet sur le papier. Et ces deux-là sont aux antipodes l'un de l'autre.
Si nous alignons les arts, en partant de l'art graphique, nous nous apercevons que l'on peut passer de lui à la peinture, que celle-ci on peut arriver, à travers la sculpture peinte, à l'art plastique, de l'art plastique à l'architecture. Art graphique et architecture se retrouvent aux deux extrémités de la série.
Le meilleur dessinateur peut être un mauvais architecte, le meilleur architecte, un mauvais dessinateur. Or, dès le choix du métier d'architecte, il est exigé du talent en art graphique. Toute notre nouvelle architecture est inventée sur la table à dessin et les projets ainsi dessinés sont présentés de manière plastique, un peu comme on place des peintures dans un panoptique.
Aux yeux des maîtres anciens cependant, le dessin était seulement un moyen pour se faire comprendre de l'artisan qui exécutait. Comme le poète doit se faire comprendre par l'écrit. Mais nous ne sommes pas encore devenus incultes au point de ne vouloir inculquer la poésie à un jeune garçon parce qu'il a une jolie écriture.
En outre, c'est bien connu : chaque oeuvre d'art possède des lois internes si fortes qu'elle ne peut apparaître que sous une seule et unique forme.
Un roman dont on tire un bon drame est mauvais, aussi bien comme roman que comme drame. Il est un cas encore plus fâcheux : la possibilité de mélanger deux arts différents, même s'ils présentent par ailleurs des points de contact. Un tableau qui convient pour un groupement panoptique est, en soi, un mauvais tableau. On peut bien voir chez Kastan le paysage tyrolien de salon, mais non pas un lever de soleil de Monet ou une eau-forte de Whistler. Le terrible, c'est quand un dessin d'architecture dont la facture déjà vous oblige à le considérer comme une oeuvre d'art graphique, – et il existe réellement des artistes graphiques parmi les architectes – est réalisé en pierre, en fer et en verre. En effet, ce qui caractérise un édifice authentiquement ressenti, c'est que, sur le plan, il ne produit aucun effet. Si je pouvais effacer le plus puissant événement architectural, le palazzo Pitti, de la mémoire de mes contemporains, et, dessiné par le meilleur dessinateur, le soumettre comme projet à un concours, le jury me ferait enfermer dans un asile d'aliénés.
Mais aujourd'hui, c'est le règne du dessinateur plein d'aisance. Ce n'est plus l'outil de l'artisan qui crée les formes, c'est le crayon. D'après le profil du bâtiment, d'après la nature de son ornementation, l'observateurpeut déduire que l'architecte travaille avec le crayon numéro 1 ou avec le crayon numéro 5. Et quels terribles ravages dans le domaine du goût le compas n'a-t-il pas sur la conscience ! Le tracé à la pointe du tire-ligne a déclenché l'épidémie du carré. Pas un encadrement de fenêtre, pas une plaque de marbre qui échappe à un pointillage au centième, et l'on voit maçons et tailleurs de pierre contraints de graver à la sueur de leur front les contours de cette abberration graphique. Si d'aventure il a coulé un peu d'encre dans le tire-ligne de l'artiste, on impliquera aussi le doreur.
Mais moi je dis qu'un vrai bâtiment ne fait aucune impression en image, porté sur un plan. Ma plus grande fierté est que les espaces intérieurs que j'ai créés ne produisent aucun effet sur photographie ; que les habitants de mes intérieurs ne reconnaissent pas leur propre logement dans l'image photographique, tout comme le propriétaire d'un tableau de Minet ne reconnaitrait pas cette oeuvre chez Kastan. Il me faut donc renoncer à l'honneur d'être publié dans les différentes revues d'architecture. La satisfaction de ma vanité m'est interdite.