La reprise
Søren Kierkegaard
Pendant la quinzaine qui suivit, je le vis chez moi, de temps à autre. Il commençait lui-même à se rendre compte du malentendu, et la jeune adorée lui était déjà presque un fardeau. et pourtant, elle était l'aimée, la seule et unique qu'il eût aimée, la seule et unique qu'il voulût jamais aimer. Mais, d'un autre acôté, il ne l'aimait pas, car il se contentait de languir après elle. Pendant tout ce temps, se produisait en son for intérieur un remarquable changement. La verve poétique s'éveillait à une échelle que jamais je n'aurais cru possible. A cet instant, je compris tout et sans peine : la jeune fille n'était pas son aimée ; elle était l'occasion, pour le poétique, de s'éveiller en lui ; elle le rendait poète. C'est pourquoi il ne pouvait aimer qu'elle, sans jamais l'oublier, sans jamais vouloir aimer quelqu'un d'autre ; et pourtant, il ne pouvait que languir après elle, continuellement. Elle était embarquée avec lui, mêlée à tout l'essentiel de son être ; sa mémoire, en lui, serait éternellement neuve. Elle avait été beaucoup pour lui : elle l'avait rendu poète. Mais, par la même, elle avait signé son propre arrête de mort.
p. 73-74