Lettres à un ami allemand
Albert Camus
C'est que vous admettiez assez l'injustice de notre condition pour vous résoudre à y ajouter, tandis qu'il m'apparaissait au contraire que l'homme devait affirmer la justice pour lutter contre l'injustice éternelle, créer du bonheur pour protester contre l'univers du malheur. Parce que vous avez fait de votre désespoir une ivresse, parce que vous vous êtes délivré en l'érigeant en principe, vous avez accepté de détruire les oeuvres de l'homme et de lutter contre lui pour achever sa misère existentielle. Et moi, refusant d'admettre ce désespoir et ce monde torturé, je voudrais seulement que les hommes retrouvent leur solidarité pour entrer en lutte contre le destin révoltant... Je continue à croire que ce monde n'a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c'est l'homme, parce qu'il est le seul être à exiger d'en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l'homme et notre tâche est de lui donner des raisons contre le destin lui-même.
juillet 1944