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S/Z

Roland Barthes

Je lis le texte. Cette énonciation, conforme au « génie » de la langue française (sujet, verbe, complément) n'est pas toujours vraie. Plus le texte est pluriel et moins il est écrit avant que je le lise ; je ne lui fais pas subir une opération prédicative, conséquente à son être, appelée lecture, et je n'est pas un sujet innocent, antérieur au texte et qui en userait ensuite comme d'un objet à démonter ou d'un lieu à investir. Ce « moi » qui s'approche du texte est déjà lui-même une pluralité d'autres textes, de codes infinis, ou plus exactement : perdus (dont l'origine se perd). Objectivité et subjectivité sont certes des forces qui peuvent s'emparer du texte, mais ce sont des forces qui n'ont pas d'affinité avec lui. La subjectivité est une image pleine, dont on suppose que j'encombre le texte, mais dont la plénitude, truquée, n'est que le sillagede tous les condes qui me font, en sorte que ma subjectivité a finalement la généralité même des stéréotypes. L'objectivité est un remplissage du même ordre : c'est un système imaginaire comme les autres (sinon que le geste castrateur s'y marque plus férocement), une image sert à me faire nommer avantageusement, à me faire connaître, à me méconnaître. La lecture ne comporte des risques d'objectivité ou de subjectivité (toutes deux sont des imaginaires) que pour autant que l'on définit le texte comme un objet expressif (offert à notre propre expression), sublimé sous une morale de la vérité, ici laxiste, là ascetique. Lire cependant n'est pas un geste parasite, le complément réactif d'une écriture que nous parons de tous les prestiges de la création et l'antériorité. C'est un travail (ce pourquoi il vaudrait mieux parler d'un acte lexéologique -- lexéographique, même, puisque j'écris ma lecture), et la méthode de ce travail est topologique : je ne suis pas caché dans le texte, j'y suis seulement irrepérable : ma tâche est de mouvoir, de translater des systèmes dont le prospect ne s'arrête ni au texte ni à « moi » : opératoirement, les sens que je trouve sont avérés, non par « moi » ou d'autres, mais par leur marque systématique : il n'y a pas d'autre preuve d'une lecture que la qualité et l'endurance de sa systématique ; autrement dit : son fonctionnement. Lire, en effet, est un travail de langage. Lire, c'est trouver des sens, et trouver des sens, c'est les nommer ; mais ces sens nommés sont emportés vers d'autres noms ; les noms s'appellent, se rassemblent et leur groupement veut de nouveau se faire nommer : je nomme, je dénomme, je renomme : ainsi passe le texte : c'est une nomination en devenir, une approximation inlassable, un travail métonymique. -- En regard d'un texte pluriel, l'oubli d'un sens ne peut donc être reçu comme une faute. Oublier par rapport à quoi ? Quelle est la somme du texte ? Des sens peuvent être oubliés, mais seulement si l'on a choisi de porter sur le texte un regard singulier. La lecture cependant ne consiste pas à arrêter la chaîne des systèmes, à fonder une vérité, une légalité du texte et par conséquent à provoquer les « fautes » de son lecteur ; elle consiste à embrayer les systèmes, non selon leur quantité finie, mais selon leur pluralité (qui est un être, non un décompte) : je passe, je traverse, j'articule, je déclenche, je ne compte pas. L'oubli des sens n'est pas matière à excuses, défaut malheureux de performance ; c'est une valeur affirmative, une façon d'affirmer l'irresponsabilité du texte, le pluralisme des systèmes (si j'en fermais la liste, je reconstituerais fatalement un sens singulier, théologique) : c'est précisément parce que j'oublie que je lis.

p. 15-16


Entre l'indice et le signe, un monde commun, celui de l'inscription.

p. 42